Henri Bergson

 

 

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Essai sur les données immédiates de la conscience

[Auszug]

 

Les sentiments esthétiques nous offrent des exemples plus frappants encore de cette intervention progressive d'éléments nouveaux, visibles dans l'émotion fondamentale, et qui semblent en accroître la grandeur quoiqu'ils se bornent à en modifier la nature. Considérons le plus simple d'entre eux, le sentiment de la grâce. Ce n'est d'abord que la perception d'une certaine aisance, d'une certaine facilité dans les mouvements extérieurs. Et comme des mouvements faciles sont ceux qui se préparent les uns les autres, nous finissons par trouver une aisance supérieure aux mouvements qui se faisaient prévoir, aux attitudes présentes où sont indiquées et comme préformées les attitudes à venir. Si les mouvements saccadés manquent de grâce, c'est parce que chacun d'eux se suffit à lui-même et n'annonce pas ceux qui vont le suivre. Si la grâce préfère les courbes aux lignes brisées, c'est que la ligne courbe change de direction à tout moment, mais que chaque direction nouvelle était indiquée dans celle qui la précédait. La perception d'une facilité à se mouvoir vient donc se fondre ici dans le plaisir d'arrêter en quelque sorte la marche du temps, et de tenir l'avenir dans le présent. Un troisième élément intervient quand les mouvements gracieux obéissent à un rythme, et que la musique les accompagne. C'est que le rythme et la mesure, en nous permettant de prévoir encore mieux les mouvements de l'artiste, nous font croire cette fois que nous en sommes les maîtres. Comme nous devinons presque l'attitude qu'il va prendre, il paraît nous obéir quand il la prend en effet; la régularité du rythme établit entre lui et nous une espèce de communication, et les retours périodiques de la mesure sont comme autant de fils invisibles au moyen desquels nous faisons jouer cette marionnette imaginaire. Même, si elle s'arrête un instant, notre main impatientée ne peut [10] s'empêcher de se mouvoir comme pour la pousser, comme pour la replacer au sein de ce mouvement dont le rythme est devenu toute notre pensée et toute notre volonté. Il entrera donc dans le sentiment du gracieux une espèce de sympathie physique, et en analysant le charme de cette sympathie, vous verrez qu'elle vous plaît elle-même par son affinité avec la sympathie morale, dont elle vous suggère subtilement l'idée. Ce dernier élément, où les autres viennent se fondre après l'avoir en quelque sorte annoncé, explique l'irrésistible attrait de la grâce: on ne comprendrait pas le plaisir qu'elle nous cause, si elle se réduisait à une économie d'effort, comme le prétend Spencer 1. Mais la vérité est que nous croyons démêler dans tout ce qui est très gracieux, en outre de la légèreté qui est signe de mobilité, l'indication d'un mouvement possible vers nous, d'une sympathie virtuelle ou même naissante. C'est cette sympathie mobile, toujours sur le point de se donner, qui est l'essence même de la grâce supérieure. Ainsi les intensités croissantes du sentiment esthétique se résolvent ici en autant de sentiments divers, dont chacun, annoncé déjà par le précédent, y devient visible et l'éclipse ensuite définitivement. C'est ce progrès qualitatif que nous interprétons dans le sens d'un changement de grandeur, parce que nous aimons les choses simples, et que notre langage est mal fait pour rendre les subtilités de l'analyse psychologique.

Pour comprendre comment le sentiment du beau comporte lui-même des degrés, il faudrait le soumettre à une minutieuse analyse. Peut-être la peine qu'on éprouve à le définir tient-elle surtout à ce que l'on considère les beautés de la nature comme antérieures à celles de l'art: les procédés de l'art ne sont plus alors que des moyens par lesquels l'artiste exprime le beau, et l'essence du beau demeure [11] mystérieuse. Mais on pourrait se demander si la nature est belle autrement que par la rencontre heureuse de certains procédés de notre art, et si, en un certain sens, l'art ne précéderait pas la nature. Sans même aller aussi loin, il semble plus conforme aux règles d'une saine méthode d'étudier d'abord le beau dans les œuvres, où il a été produit par un effort conscient, et de descendre ensuite par transitions insensibles de l'art à la nature, qui est artiste à sa manière. En se plaçant à ce point de vue, on s'apercevra, croyons-nous, que l'objet de l'art est d'endormir les puissances actives ou plutôt résistantes de notre personnalité, et de nous amener ainsi à un état de docilité parfaite où nous réalisons l'idée qu'on nous suggère, où nous sympathisons avec le sentiment exprimé. Dans les procédés de l'art on retrouvera sous une forme atténuée, raffinés et en quelque sorte spiritualisés, les procédés par lesquels on obtient ordinairement l'état d'hypnose. – Ainsi, en musique, le rythme et la mesure suspendent la circulation normale de nos sensations et de nos idées en faisant osciller notre attention entre des points fixes, et s'emparent de nous avec une telle force que l'imitation, même infiniment discrète, d'une voix qui gémit suffira à nous remplir d'une tristesse extrême. Si les sons musicaux agissent plus puissamment sur nous que ceux de la nature, c'est que la nature se borne à exprimer des sentiments, au lieu que la musique nous les suggère. D'où vient le charme de la poésie? Le poète est celui chez qui les sentiments se développent en images, et les images elles-mêmes en paroles, dociles au rythme, pour les traduire. En voyant repasser devant nos yeux ces images, nous éprouverons à notre tour le sentiment qui en était pour ainsi dire l'équivalent émotionnel; mais ces images ne se réaliseraient pas aussi fortement pour nous sans les mouvements réguliers du rythme, par lequel notre àme, bercée et endormie, s'oublie comme en un rêve pour penser et pour voir avec le poète. Les arts plastiques obtiennent [12] un effet du même genre par la fixité qu'ils imposent soudain à la vie, et qu'une contagion physique communique à l'attention du spectateur. Si les œuvres de la statuaire antique expriment des émotions légères, qui les effleurent à peine comme un souffle, en revanche la pâle immobilité de la pierre donne au sentiment exprimé, au mouvement commencé, je ne sais quoi de définitif et d'éternel, où notre pensée s'absorbe et où notre volonté se perd. On retrouverait en architecture, au sein même de cette immobilité saisissante, certains effets analogues à ceux du rythme. La symétrie des formes, la répétition indéfinie du même motif architectural, font que notre faculté de percevoir oscille du même au même et se déshabitue de ces changements incessants qui, dans la vie journalière, nous ramènent sans cesse à la conscience de notre personnalité: l'indication, même légère, d'une idée suffira alors à remplir de cette idée notre âme entière. Ainsi l'art vise à imprimer en nous des sentiments plutôt qu'à les exprimer; il nous les suggère, et se passe volontiers de l'imitation de la nature quand il trouve des moyens plus efficaces. – La nature procède par suggestion comme l'art, mais ne dispose pas du rythme. Elle y supplée par cette longue camaraderie que la communauté des influences subies a créée entre elle et nous, et qui fait qu'à la moindre indication d'un sentiment nous sympathisons avec elle, comme un sujet habitué obéit au geste du magnétiseur. Et cette sympathie se produit en particulier quand la nature nous présente des êtres aux proportions normales, tels que notre attention se divise également entre toutes les parties de la figure sans se fixer sur aucune d'elles: notre faculté de percevoir se trouvant alors bercée par cette espèce d'harmonie, rien n'arrête plus le libre essor de la sensibilité, qui n'attend jamais que la chute de l'obstacle pour être émue sympathiquement. – Il résulte de cette analyse que le sentiment du beau n'est pas un sentiment spécial, mais que tout sentiment éprouvé par nous revêtira un caractère [13] esthétique, pourvu qu'il ait été suggéré, et non pas causé. On comprendra alors pourquoi l'émotion esthétique nous parait admettre des degrés d'intensité, et aussi des degrés d'élévation. Tantôt en effet le sentiment suggéré interrompt à peine le tissu serré des faits psychologiques qui composent notre histoire; tantôt il en détache notre attention sans toutefois nous les faire perdre de vue; tantôt enfin il se substitue à eux, nous absorbe, et accapare notre âme entière. Il y a donc des phases distinctes dans le progrès d'un sentiment esthétique, comme dans l'état d'hypnose; et ces phases correspondent moins à des variations de degré qu'à des différences d'état ou de nature. Mais le mérite d'une œuvre d'art ne se mesure pas tant à la puissance avec laquelle le sentiment suggéré s'empare de nous qu'à la richesse de ce sentiment lui-même: en d'autres termes, à côté des degrés d'intensité, nous distinguons instinctivement des degrés de profondeur ou d'élévation. En analysant ce dernier concept, on verra que les sentiments et les pensées que l'artiste nous suggère expriment et résument une partie plus ou moins considérable de son histoire. Si l'art qui ne donne que des sensations est un art inférieur, c'est que l'analyse ne démêle pas souvent dans une sensation autre chose que cette sensation même. Mais la plupart des émotions sont grosses de mille sensations, sentiments ou idées qui les pénètrent: chacune d'elles est donc un état unique en son genre, indéfinissable, et il semble qu'il faudrait revivre la vie de celui qui l'éprouve pour l'embrasser dans sa complexe originalité. Pourtant l'artiste vise à nous introduire dans cette émotion si riche, si personnelle, si nouvelle, et à nous faire éprouver ce qu'il ne saurait nous faire comprendre. Il fixera donc, parmi les manifestations extérieures de son sentiment, celles que notre corps imitera machinalement, quoique légèrement, en les apercevant, de manière à nous replacer tout d'un coup dans l'indéfinissable état psychologique qui les provoqua. Ainsi [14] tombera la barrière que le temps et l'espace interposaient entre sa conscience et la nôtre; et plus sera riche d'idées, gros de sensations et d'émotions le sentiment dans le cadre duquel il nous aura fait entrer, plus la beauté exprimée aura de profondeur ou d'élévation. Les intensités successives du sentiment esthétique correspondent donc à des changements d'état survenus en nous, et les degrés de profondeur au plus ou moins grand nombre de faits psychiques élémentaires que nous démêlons confusément dans l'émotion fondamentale.

 

 

[Fußnote, S. 10]

(1) Essais sur le Progrès (trad. fr.), page 283.   zurück

 

 

 

 

Erstdruck und Druckvorlage

Henri Bergson: Essai sur les données immédiates de la conscience.
Thèse pour le doctorat présentée à la Faculté des lettres de Paris.
Paris: Alcan 1889.

Unser Auszug: S. 9-14.

Die Textwiedergabe erfolgt nach dem ersten Druck (Editionsrichtlinien)

URL: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1520945m
URL: https://archive.org/details/essaisurlesdonn00berguoft
PURL: https://hdl.handle.net/2027/njp.32101068999125

 

 

Kommentierte Ausgaben

 

Übersetzung ins Deutsche

 

 

Literatur

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