Georges Lafenestre

 

La poésie française en 1870-1871

 

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Literatur

 

 

      I      

 

[55] Les années les plus fécondes de la Renaissance au XVIe siècle, la plus belle époque du Romantisme en 1830, nous offrent à peine une éclosion de poëtes plus abondante que la dernière et la plus lamentable période du second empire. Les formidables catastrophes qui ont suspendu, pendant dix mois, les manifestations extérieures de la vie intellectuelle dans notre pays, n'ont pas même arrêté l'essor des rimes harmonieuses sur les lèvres de ces rêveurs changés subitement en soldats. Presque tous ont laissé tomber sans hésitation la harpe langoureuse dont se berçait leur songe, la mandoline frémissante qui accompagnait leurs sérénades pour emboucher, d'un geste viril, le clairon qui sonne la charge et rallie les vaincus; aucun n'a abandonné la Muse qui l'avait charmé, dans son adolescence, et devait le consoler, dans son âge mûr. La valeur réelle de ces nouvelles recrues peut être discutable, l'avenir réservé à leurs efforts peut être douteux; ce qui est certain, c'est que la troupe aujourd'hui sur pied est nombreuse et vaillante, pleine d'enthousiasme et pleine d'espoir, c'est qu'une agitation générale et profonde a succédé, dans la génération nouvelle, à la torpeur silencieuse et au lâche affaissement qui suivirent le bruyant éclat de la révolution romantique. Com[56]ment s'est pu produire un mouvement si considérable et si inattendu, au milieu d'une crise politique si défavorable en apparence à toutes les manifestations désintéressées de l'art? A quelle race appartiennent ces obstinés chanteurs? D'où viennent-ils, où vont-ils? Reconnaissent-ils des chefs et des lois? Marchent-ils tous ensemble vers un but bien déterminé, en vertu d'une commune croyance, ou courent-ils risque de s'égarer de côté et d'autre en se disséminant au hasard? Ces questions, qui se présentent d'elles-mêmes à l'esprit attentif, peuvent être résolues par l'examen rapide des ouvrages poétiques publiés, en si grand nombre, pendant ces lugubres années.

Un homme de génie, dans les lettres ou dans les arts, suffit à éclairer tout un siècle, parfois même toute une période de la vie d'un peuple. L'Italie de la Renaissance procède, toute entière, dans les arts, de Nicolas de Pise et de Giotto, dans les lettres, de Dante et de Boccace; la France du XVIe siècle s'agite, chantante ou gouailleuse, autour de Rabelais et de Ronsard; Voltaire, de son rire clair et sagace, ébranle toute l'Europe du XVIIIe siècle. De près ou de loin, tous les poëtes modernes de la France se rattachent à M. Victor Hugo.

La postérité comprendra et expliquera mieux que nous, sans doute, la grandeur de la tâche accomplie, dans le champ des lettres françaises, par ce rude et infatigable laboureur; elle verra mieux que nous, de plus haut, d'un œl plus libre, sur une plus vaste étendue, croître et fleurir toutes les moissons qu'il aura semées. L'œuvre individuelle du maitre, si prodigieuse qu'elle soit, perdra en quelques-unes de ses parties à cet examen impartial et minutieux: l'esprit de système, nous le savons de reste, y domine plus d'une fois aux dépens de la logique naturelle et les sensations bouillonnantes d'un cerveau en perpétuelle éruption y refusent trop souvent, comme un métal qui brise les moules, d'épouser ces formes nettes et harmonieuses qui assurent seules l'éternité aux poëmes comme aux statues. En revanche, l'œuvre collective de ses contemporains et de ses successeurs, œuvre complexe et variée que lui seul a rendue possible dans un siècle de fer et dans un pays de prose, par la toute-puissance de son génie, étonnera de plus en plus par sa richesse et sa variété. Tant est féconde une seule idée, lancée par un seul homme, quand cette idée est juste et nettement formulée!

La pensée de M. Victor Hugo, telle qu'elle se dégage de l'en[57]semble de ses ouvrages, est, en somme, une pensée simple; nous sommes étonnés aujourd'hui qu'il ait fallu tant d'audace pour la concevoir, tant de luttes pour en assurer le triomphe! Délivrer l'imagination française des entraves absurdes dont l'avaient chargée les pédants lourds, ignorants et froids des deux derniers siècles, renouer hardiment, au profit de la poésie du XIXe siècle, la chaîne deux fois rompue de nos grandes traditions nationales, en donnant à la fois la main aux trouvères épiques du Moyen Age et aux savants lyriques de la Renaissance, tel est le double but énergiquement poursuivi depuis cinquante ans par l'illustre maître. Chacune de ses œuvres poétiques, on ne saurait trop le redire, a été comme un coup de hache, effrayant et inattendu, porté dans les obstacles qui encombraient les routes abandonnées. Par les Odes et les Orientales, M. Victor Hugo nous a rendu la poésie lyrique et fantaisiste; par les feuilles d'Automne et les Chants du Crépuscule, il nous a rendu la poésie familière et élégiaque; chaque fois qu'il a frappé du pied la terre, une armée d'écrivains a jailli; les plus illustres parmi ses rivaux n'ont le plus souvent marché qu'à son appel, et son audace impétueuse leur avait d'avance rendu le courage facile. L'exil et la solitude, en mûrissant le génie du poëte, lui donnèrent toute sa force; on entendit enfin passer, à travers les pages brûlantes des Châtiments et de la Légende des Siècles, ce souffle vigoureux et sain de la grande épopée, que la France avait à peine connu, que l’Europe avait oublié!

Souvent, il s'en fallait de beaucoup, cela va sans dire, que le grand chercheur réalisât sur le champ, lui-même, et d'une façon parfaite, l'idéal nouveau qu'il indiquait d'un geste si sûr, dans chacun de ses livres, à ceux qui savaient comprendre. Presque toujours, il procédait à la façon des défricheurs du Nouveau Monde, il incendiait les forêts inextricables qui lui barraient le passage; le passage une fois frayé, les colons s'y précipitaient, s'installaient, cultivaient. De 1830 à 1870, les ouvriers de la seconde heure ont, par leur travail patient, complété peu à peu l'œuvre du conquérant; chacun dans son enclos a déjà fait sa récolte, petite ou grande, et dégagé, à son profit, un des coins de la terre immense qui venait de s'ouvrir pour tous. Théophile Gautier, Louis Bouilhet, Charles Baudelaire, Joséphin Soulary, entre autres, plantèrent ainsi leurs tentes à l'ombre de la tente capitane, ils n'en bougèrent plus, creusant toujours sur le même point le lit de la source [58] qu'ils avaient rencontrée, heureux de ciseler sur place des poëmes courts et parfaits, dans leur goût particulier. D'autres, plus indépendants ou moins avisés, entraînés par les exemples de Lamartine ou d'Alfred de Vigny, qui fut en somme, en toutes choses, le vrai précurseur, mais le précurseur trop discret, se remirent, à leurs risques et périls, à courir de nouvelles aventures; Alfred de Musset, Victor de Laprade, Auguste Barbier, Antony Deschamp, Brizeux, appartiennent à cette noble race des chercheurs passionnés et des rêveurs magnifiques. Pendant ce temps, et surtout dans ces dernières années, un autre travail, plus rude et plus technique, mais plus utile encore à la reconstitution définitive de la tradition poétique, s'accomplissait, à Paris même, par les mains de MM. Leconte de Lisle et Théodore de Banville, et assurait à la génération nouvelle le bénéfice de toutes les libertés reconquises par les écrivains de 1830.

Chaque année, en effet, depuis vingt ans, pendant la période la plus douloureuse de notre littérature, au moment où semblaient triompher pour toujours, sur la scène et dans les livres, le réalisme le plus mesquin et la corruption la plus basse, on a retrouvé, côte à côte, sonnant leur fanfare sur les ruines, ces deux poëtes obstinés dans leurs convictions et constants dans leurs espérances. Leurs œuvres, graves ou moqueuses, majestueuses ou riantes, n'ont cessé de protester contre les affaissements de l'esprit public; et, sans s'inquiéter des railleries ou des huées, tous deux ont poursuivi d'un pas ferme leur idéal, chacun dans la route qu'il avait choisie. M. de Banville, parti le premier, avec une ambition bien arrêtée, celle de donner à la poésie française un instrument lyrique aussi sonore, aussi riche, aussi complet que le merveilleux instrument légué par Pindare à Horace, par Horace à Pétrarque, ne s'est pas accordé une heure de repos dans ce hardi travail. Les perfectionnements qu'il a apportés dans le maniement de la langue sont innombrables; personne n'a étudié plus ni mieux que lui la valeur des rhythmes; ses ouvrages sont le plus vaste répertoire de strophes harmonieuses, de combinaisons savantes, d'ingénieuses innovations qu'un apprenti poëte puisse avoir sous la main pour ses études lyriques. Ce que M. de Banville a fait pour l'ode, M. Leconte de Lisle l'a fait pour l'épopée; chacun dégageant de l'œuvre du maître l'élément le plus conforme à sa propre na[59]ture pour en tirer des développements plus complets. Pendant que M. de Banville restituait aux strophes de toute taille la sonorité brillante et la souplesse expressive qu'elles avaient perdues depuis Ronsard et La Fontaine, M. Leconte de Lisle, en appliquant l'alexandrin français à la traduction des mythes primitifs et des légendes héroïques de l'antiquité, donnait peu à peu à notre vers le plus calomnié une majesté d'allure et une vigueur de trait qui le rendaient capable d'exprimer avec éclat les conceptions les plus graves. Tous deux achevaient ainsi l'œuvre de Victor Hugo, tous deux réagissaient avec une heureuse énergie, par la perfection même un peu affectée de leurs compositions, contre les tendances générales à l'alanguissement prétentieux, au laisser-aller dans la pensée et dans la forme, à l'expansion diffuse des émotions individuelles qui caractérisaient alors les derniers imitateurs d'hommes inimitables, les pasticheurs de Lamartine et d'Alfred de Musset. Grâce à eux, tous les jeunes poëtes comprennent aujourd'hui que la fonction vraie de la poésie est d'enrichir et d'élever l'imagination humaine au moyen des pensées simples et des nobles sentiments exprimés, dans un rhythme musical, par la série des belles images. Grâce à eux, les lecteurs sont plus que jamais en garde contre les ouvrages incorrects, incohérents, improvisés, et cette vérité fondamentale, dans l'ordre de la production littéraire, pénètre peu à peu les cerveaux les plus endurcis: "La pensée et l'expression ne font qu'un, la logique de la forme, c'est-à-dire l'exacte application du langage à la chose exprimée, est la condition première d'existence et de durée pour la poésie plus encore que pour la prose."

Quelques mois avant la guerre, en 1870, M. de Banville avait affirmé de nouveau son amour exclusif et militant "du verd laurier" en publiant, dans le Parnasse contemporain (1) son poëme de la Cithare, consacré à la glorification d'Orphée, poëme tout lyrique, où le versificateur virtuose s'est complu à exécuter, sur le vers alexandrin, les variations les plus inattendues et les plus extraordinaires. Presque en même temps, il publiait une fantaisie dramatique, Florise (2), dédiée à la Nymphe [60] Thalie "que son coeur préfère à Cythérée" où éclate, avec plus d'ardeur et de noblesse que jamais, la passion du poëte pour tout ce qui est l'art et l'artiste. Dans cette comédie charmante, placée au XVIIe siècle, dans ce milieu mi-bohême, mi-seigneurial qui séduisit déjà Victor Hugo, pour Marion Delorme et Théophile Gautier pour le Capitaine Fracasse, M. de Banville s'est certainement peint, plus d'une fois, lui–même. Florise, comédienne chaste et idéale, Alexandre Hardy, impresario et poëte à la fois, conducteur enthousiaste d'une troupe ambulante, qu'un accident de route mène dans le château d'Athys, expriment tous deux, les émotions tendres ou viriles, que les lettres et les délicats peuvent éprouver de tout temps, dans les luttes amères de la vie réelle. Au milieu de cette bande d'histrions, bigarrée et bruyante, raccolée aux quatre vents du ciel, la belle Florise se dresse, isolée et comme un lis dans une touffe de chardons, elle seule est capable de comprendre la grande âme de Hardy. Le château isolé qui héberge, pour un jour, tous ces comédiens est la retraite d'une jeune femme qui s'est condamnée à la solitude pour se consacrer tout entière à l'éducation d'un neveu orphelin. Quand la scène s'ouvre, le jeune comte d'Athys vient d'atteindre ses vingt ans. Inutile de dire que l'adolescent s'enflamme à première vue pour la belle tragédienne, restée jusqu'alors insensible aux désespoirs de mille soupirants, et que la tragédienne se laisse séduire au charme nouveau et délicieux de cet amour printanier. Alexandre Hardy, qui voit déjà sa muse perdue dans les joies affadissantes d'un bonheur vulgaire, fait d'inutiles efforts pour l'arracher à cette passion; Florise refuse de partir avec ses anciens camarades: elle va épouser le jeune comte. Le poëte dresse alors sa dernière batterie; il annonce une représentation d'adieu au château d'Athys. Florise, future châtelaine, ne doit pas remonter sur les planches; elle est simple spectatrice; et le rôle qu'elle devait remplir est confié à dessein, par Hardy, à une comparse vulgaire, inintelligente, prétentieuse. Après quelques tirades abominablement écorchées, Florise impatientée n'y tient plus: elle adresse d'abord à sa malheureuse camarade de brusques observations, relève ses fautes de diction, reprend les passages manqués, puis enfin va reprendre, d'un pas décidé, sa place sur la scène, au grand scandale de son noble fiancé, qui s'efforce en vain de la retenir; c'est trop tard, l'actrice, éclairée [61] par le retour violent de sa passion première, comprend la folie de son rêve: .....

 

................................Le sauvage parfum
Qui vient des bois m'enivre, et je suis de la race
De ces Bohémiens qu'une chaîne embarrasse.
Etre semblables, vous et moi! nous l'essaierions
Vainement. Vous disiez: Fuyez ces histrions.
Eh bien! je ne peux pas les quitter, je suis faite
Comme eux pour obéir à la voix du poëte...
Je le suivrai toujours, ce clairon belliqueux
Dont le cri les transporte, – et je pars avec eux!

 

                            OLIVIER.

Non, Florise! mon front se brise. – Oh! la folie!
Ne m'abandonnez pas ainsi, je vous supplie,
Ou laissez-moi d'abord mourir à vos genoux!

 

                            FLORISE.

Tous ces lâches regrets sont indignes de nous.
Ne nous obstinons pas, d'une âme si frivole,
A vouloir retenir un rêve qui s'envole;
Mais plutôt laissons voir, par nos efforts sacrés,
Que cet instant d'amour nous a transfigurés!
On fait la guerre: allez combattre. – Soyez brave,
Comme il sied à celui qui s'est dit mon esclave
Pendant un jour; et si l'art, mon maître et mon Dieu,
Veut m'embraser la lèvre à son charbon de feu,
Par la mâle splendeur de quelque renommée
Je serai digne aussi que vous m'ayez aimée.

 

Ne sont-ce pas là de beaux et nobles accents, comme nous n'en entendons plus depuis longtemps sur notre scène française? Tout le quatrième acte de Florise est écrit dans cette langue virile et nette, éclatante et ferme, avec cette hauteur de pensée. Florise, qui n'a pas été jouée, qui ne le sera jamais peut-être, est l'effort le plus sérieux qui ait été fait, depuis Hernani, depuis les comédies de L. Bouilhet, pour retrouver le vers dramatique à la fois flexible et rhythmé, disant tout et disant bien, cet admirable vers dont s'étaient servi Molière, Racine, La Fontaine et Regnard, et que personne n'avait pu manier après eux. La muse de M. de Banville, muse coquette et spirituelle, [62] jusqu'alors parisienne dans son atticisme et souriante dans son érudition, a montré, ce jour-là, qu'elle était, au fond, de vieille race normande, franchement française, du bon sang de Malherbe et de Corneille.

J'ai dit Malherbe et je le maintiens, dussé-je appeler sur moi, par ce rapprochement, les foudres romantiques du poëte. M. de Banville a conservé, à l'égard de Malherbe, de Boileau et de tous les pédants guindés du XVIIe siècle qui ont failli tuer l'imagination française, non-seulement de la défiance, et un certain dédain, sentiments fort naturels et tout à fait louables, mais encore une haine intolérante et fanatique, qui ferme ses yeux si clairvoyants aux qualités les plus incontestables de leur œuvre. Cet esprit de parti, qui n'est plus aujourd'hui de mise, après victoire gagnée, comme il devait l'être en 1840, au plus gros de la mêlée classico-romantique, se fait un peu trop jour dans le livre excellent, sous tant de rapports, que M. de Banville vient de publier sur la versification française.

Ce petit Traité de poésie (1), où l'auteur décompose, avec l'habileté d'un ouvrier consommé et la franchise d'un écrivain supérieur, le mécanisme admirable et savant de notre vers national, est, à vrai dire, le premier ouvrage de ce genre écrit par un homme compétent. Aussi les observations fines, neuves, élevées, non-seulement sur la technique du rhythme, mais encore sur l'essence intime de la poésie, abondent-elles dans ces trop courtes pages, que liront avec fruit les ignorants aussi bien que les connaisseurs! Pourquoi faut-il que, dans un ouvrage destiné à l'enseignement, M. de Banville ait gardé si souvent une allure provocante, un ton paradoxal, un sourire impertinent, qui ne sont vraiment à leur place que dans la polémique d'un journal ou d'une préface? Un certain nombre des propositions formulées, d'un air tapageur, par le poëte romantique, ont l'air d'être ainsi posées, dans ces termes absolus et autoritaires, comme si Baour-Lormian et Viennet étaient encore là pour les entendre et regimber en écumant sous le coup de fouet. Baour-Lormian et Viennet reposent, avec leurs œuvres, dans l'oubli de la tombe! Puisque nous sommes vainqueurs, n'insultons pas les vaincus! En faisant disparaître du Traité de poésie ces gamineries indignes de l'auteur de Florise, en donnant à quelques parties de [63] son étude un peu négligées les développements qu'elles comportent, M. de Banville accomplirait une œuvre louable au premier chef, car son livre est vraiment le seul où la richesse musicale de notre rhythme poétique soit expliquée d'une façon claire aux profanes et aux étrangers.

M. Leconte de Lisle, dont nous avons constaté l'influence sur la génération nouvelle, influence au moins égale à celle qu'avait prise d'abord M. de Banville, n'a d'autre point de ressemblance avec son allié littéraire qu'un profond respect de la poésie et une science pareille des ressources techniques de la langue française. Autant d'ailleurs M. de Banville est mobile et souriant, moderne et communicatif dans ses œuvres, autant M. Leconte de Lisle se montre austère et constant dans le choix de ses sujets, insoucieux de l'applaudissement, enfermé dans sa propre pensée. M. Leconte de Lisle est aujourd'hui, sans conteste, à la tête de l'école française; la nouvelle édition des Poëmes barbares (1), dans laquelle il a groupé les morceaux les plus originaux de son œuvre entière, le place certaiment au premier rang des poëtes modernes de l'Europe. Une imagination puissante et grave, qui se meut, avec majesté et liberté, d'un bout à l'autre de l'histoire, à travers les légendes sublimes, les mythes élevés, les spectacles magnifiques, sous les cieux les plus opposés, au milieu des civilisations les plus diverses; une pensée tristement profonde et virilement résignée, qui ne connaît ni les joies vagues des espérances légères, ni les affaissements honteux des mélancolies maladives: tels sont, ce nous semble, les deux traits principaux de cet admirable talent, aujourd'hui en pleine possession de lui-même. Le poëme de Kaïn, publié d'abord dans le Parnasse, et qui se retrouve dans les Poëmes barbares, caractérise bien sa manière définitive par la vigueur splendide avec laquelle le paysage biblique y est présenté, par la rudesse énergique et la conviction passionnée avec lesquelles y sont traduites la révolte et la plainte du meurtrier lamentable, première victime de la fatalité.

Ce n'est pas seulement, d'ailleurs, par ses poëmes originaux que M. Leconte de Lisle s'efforce de rappeler les littérateurs au sentiment des conceptions fortes, des compositions harmonieuses, du style énergique, du langage précis, au goût des |64] études élevées et des recherches laborieuses. Il prêche d'exemple de toute façon, se combat des deux mains pour assurer le triomphe des traditions immortelles, qui ont fait la force de toutes les grandes civilisations. C'est lui qui a compris le mieux comment la révolution dite romantique était, au fond, la plus violente et la plus nécessaire des révolutions classiques, puisqu'elle détruisait les conventions d'écoles pour y substituer la vérité multiple du beau; c'est lui qui, poussant au delà de Ronsard et de Villon, au delà de Chrétien de Troyes et de Theroulde, a été rejoindre hardiment, dans l'éloignement des siècles, Théocrite et Virgile, Homère et Valmiki; c'est lui qui vient de ramener dans notre pays, non plus sous un vêtement d'emprunt plus ou moins à la mode du jour, mais dans leur attitude héroïque et rude, les grands poëtes de l'Hellade sacrée. Les traductions, si viriles et vivantes, de l'Iliade, de l'Odyssée, de la Théogonie, des Idylles (1), ne feront pas moins pour la gloire de M. Leconte de Lisle que ses étonnantes poésies. On nous assure que l'infatigable travailleur va nous rendre prochainement Eschyle, Sophocle, Euripide. On sait, d'ailleurs, que les Poëmès barbares ne sont qu'une préface, et, que de véritables épopées sont, depuis plusieurs années, en pleine activité de construction dans le vaste chantier du poëte. Ne nous étonnons donc pas que le nom de M. Leconte de Lisle ait été, dans ces derniers temps, comme un drapeau de ralliement! Ne nous plaignons pas qu'autour de lui se soient groupés tant de jeunes hommes pour lutter, à sa voix, contre les entraînements du jour! Ils ont pu remonter ainsi, en se tenant la main, ce courant de vulgarité qui engloutit dans les flots boueux de la presse courante ou du théâtre ordurier tant d'échappés de collége séduits par les succès faciles! Ils se sont ainsi pénétrés de bonne heure des principes essentiels au développement de toute vocation poétique, principes posés avec plus de persistance et de netteté par MM. Leconte de Lisle et de Banville que par M. Victor Hugo, et qui se peuvent résumer en quelques mots: "Un ouvrage poétique, petit ou grand, n'existe et n'est durable qu'à quatre conditions: 1° les vers en doivent être bien rhythmés, dans un mode approprié au sujet; 2° dès le premier vers, le lecteur y doit sentir une exaltation particulière de la pensée qui justifie l'emploi d'un mètre plus musical [65] que la cadence ordinaire de la prose; 3º la composition en doit être ordonnée avec la logique que commande la pensée ou le sentiment exprimé; 4° l'image doit être toujours juste, le mot toujours précis."

 

     II      

 

Presque tous les jeunes poëtes, dont les débuts ont été remarqués depuis dix ans, se sont réunis à MM. Leconte de Lisle et de Banville, pour donner, dans le recueil du Parnasse contemporain, comme un résumé de l'école contemporaine. Dans cette troupe un peu confuse et bigarrée ne manquent, à coup sûr, ni les avortons prétentieux, ni les infirmes incurables, ni les traînards grotesques. Néanmoins l'ensemble marche avec une fermeté d'allures qui frappe les yeux et témoigne de la discipline excellente qu'ont subie les jeunes conscrits avant de marcher au combat. Les théories vaniteuses et stériles, mises à la mode par le premier romantisme, sur la grâce mystique de l'inspiration, l'inviolabilité sacrée de l'improvisation sentimentale, la fatalité divine des monstrueuses passions, toujours admirables chez le poëte, n'ont plus prise évidemment sur des esprits mieux équilibrés, qui connaissent la valeur de la réflexion, de la science, de la raison et de la volonté. On ne rougit plus d'aller à l'école avant de passer maítre, on sait que tout poëte comme tout artiste doit être doublé d'un bon ouvrier, que le maniement des mots destinés à exprimer les pensées n'est pas une besogne qui s'apprenne en un jour plus que le maniement des couleurs sur la palette ou de l'argile sous l'ébauchoir. Le soin avec lequel est poussé jusqu'au bout, presque chez tous, le travail matériel du style, annonce une génération sérieusement éprise de l'art qu'elle pratique, qui se trouvera en mesure, lorsqu'elle le voudra, de rendre complétement et avec autorité les nuances les plus délicates du sentiment, les conceptions les plus hautes de l'intelligence. L'originalité de l'esprit, chez ceux qui sont appelés par la nature à monter au premier rang, ne courra plus le risque vulgaire d'être condamnée à l'avortement, faute de moyens d'expression.

A première vue, ces trente ou quarante chanteurs, qui veu[66]lent bien écouter avec respect les conseils de leurs ainés, mais qui n'entendent pas, heureusement, aliéner leur liberté personnelle de penser et d'agir, se séparent en plusieurs groupes très-distincts d'attitude et très-divers d'ambitions. En avant, battant le tambour, s'avance, fièrement cambrée, la petite escouade des Epiques, grands et petits, serrés aux flancs de V. Hugo et de Leconte de Lisle. De côté et d'autre, se répand alentour, tiraillant à volonté, et choisissant ses affuts, la bande agile des Lyriques, où chacun n'en fait qu'à sa tête et n'écoute que son courage. Le gros de l'armée est formé par des compagnies ingambes des Paysagistes, qui s'élancent avec entrain sur les pentes, en humant avec délices le vent matinal. A l'arrière-garde s'en viennent d'un pas plus lent et d'une allure plus pacifique, observant les passants sur la route, le Familiers qui s'attendrissent volontiers en rêvant à la maison lointaine et au foyer abandonné.

Le plus hardi, le plus brillant, le plus triomphant des Epiques est un cavalier au nom magnifique et sonore, venu du Nouveau Monde, qui sent couler dans ses veines, mêlé au vieux sang gaulois, le sang généreux de l'Espagne. M. José-Maria de Heredia, par son origine américaine, par son éducation française était merveilleusement préparé à la tâche audacieuse qu'il paraît s'être donnée. Le prologue de la vaste épopée qu'il publie sous le titre des "Conquérants de l'or" annonce dès aujourd'hui un poëte narratif de premier ordre, déjà rompu à toutes les difficultés du mètre, et qui porte en lui un trésor inattendu, d'enthousiasmes historiques et de sensations passionnées. M. de Heredia, pour la langue, a fait d'abord ses principales études dans la Légende des siècles et les Poëmes barbares; peu à peu, il est remonté plus haut, vers les sources primitives; la frequentation des poëtes antiques, des chansons de geste, des chroniques naïves, a donné à son style une clarté vibrante et une agilité lumineuse qui lui ont permis de décrire, avec une fougue et une grandeur tout à fait remarquables, les aventuriers étranges et grandioses qu'il a pris pour ses héros, les paysages vierges et prodigieux au milieu desquels il se plaît. Moins mouvementé, moins impétueux, moins éblouissant que M. Victor Hugo, il marche d'un pas plus égal et plus ferme, et ne laisse jamais, en chemin, traîner derrière lui ni l'hémistiche douteux, ni la rime creuse, ni le mot vague. Il ne possède pas la majesté soutenue de M. Leconte de Lisle; en revanche, il a plus de souplesse dans les mouvements et dans l'accent plus de [67] chaleur. Il a pris déjà, à côté des deux illustres maîtres, et par ce seul fragment, une place des plus honorables; où il ne tient qu'à lui de se maintenir, en apprenant à mêler, dans une proportion harmonieuse, aux parties narratives de son poëme, les développements de caractères ou de passions, qui en rendront la lecture tout à fait attachante.

Les Conquérants de l'or, on l'a deviné, sont des aventuriers espagnols, les Pizarre et leur bande d'hidalgos déshérités, de missionnaires fanatiques, de soudards ambitieux qui se précipitent sur le Nouveau Monde, avec la cupidité illimitée d'imaginations ignorantes enflammées, par des récits fantastiques. M. de Heredia a rendu avec un véritable bonheur l'aspect, à la fois grotesque et grandiose, de cette cohue naïve et brutale, où les gredins coudoient les saints. Toutes les soifs allumées par la découverte de Colomb, dans les cours espagnols, les désillusions des premiers émigrants, les retours d'audace chez leurs successeurs, les commotions inattendues données à toutes ces âmes affolées par les spectacles grandioses d'une nature inconnue, sont décrits avec une vigueur et un éclat tout à fait nouveau. Quelques vers, pris au hasard, donneront une idée de la manière, franche et mâle, dont M. de Heredia comprend la narration épique. L'armée de Pizarre, après avoir débarqué sur la côte du Pérou, commence à escalader les Andes:

 

Ils montaient, assaillis de funèbres présages.
Rien n'animait l'ennui des mornes paysages.
Seul, parfois, ils voyaient miroiter au lointain
Dans sa vasque de pierre, un lac couleur d'étain.
Sous un ciel tour à tour glacial et torride,
Harassés, et tirant leurs chevaux par la bride,
Ils plongeaient aux ravins ou grimpaient aux sommets.
La montagne semblait prolonger à jamais,
Comme pour épuiser leur marche errante et lasse,
Ses gorges de granit et ses crètes de glace:
Une étrange terreur planait sur la sierra,
Et plus d'un vieux routier, dont le cour se serra,
Pour la première fois y connut l'épouvante.
La terre sous leurs pas, convulsive et mouvante,
Avec un sourd fracas se fendait, et le vent,
Au milieu des éclats de foudre, soulevant
Des tourmentes de neige et des trombes de grèles,
Se lamentait avec des voix surnaturelles....
[68] Le vertige, plus haut, les gagna. Leurs poumons
Saignaient en aspirant l'air trop subtil des monts,
Et le froid de la nuit gelait la triste troupe.
Tandis que les chevaux, tournant en rond leur croupe,
L'un sur l'autre appuyés, broutaient un chaume ras,
Les soldats, violant les tombeaux Aymaras,
En arrachaient les morts cousus dans leurs suaires
Et faisaient de grands feux avec ces ossuaires.
Pizarre seul n'était pas même fatigué....

 

Parmi les autres suivants de M. Leconte de Lisle, qui, sans avoir le souffle vigoureux de M. de Heredia, réussissent le mieux à présenter, sous une forme saisissante, quelque court épisode de l'histoire ou de la légende, on distingue M. Catulle Mendès, dont la manière est devenue, en ces derniers temps, plus solide et plus franche; dans ses Contes et Légendes, il excelle à ciseler, en quelques vers sonores, limpides et colorés, d'ingénieuses anecdotes, empruntées aux époques lointaines, dont la mise en scène est toujours habile et qu'il sait rendre à propos ou très-piquantes, ou très-dramatiques. M. Claudius Popelin enferme la Renaissance dans des cadres plus modestes encore, les sonnets du maître peintre ont souvent le fini précieux, l'éclat métallique, le charme fin de ses émaux. Des horizons plus vastes s'ouvrent devant M. Anatole France, qui a puisé évidemment dans l'étude sérieuse d'Alfred de Vigny le goût des compositions élevées, où la description même des objets extérieurs n'est destinée qu'à mettre en un relief plus parfait des figures idéales, d'un dessin délicat et pur. Le sentiment qui le guide dans l'étude du passé est plus tendre et plus intime, plus passionné et plus profond que la simple curiosité, souvent brutale et toute matérielle, par laquelle semblent dirigés, dans leurs recherches, un trop grand nombre de nos poëtes archéologues. La Part de Magdeleine, en particulier, est un poëme excellent, d'une inspiration élevée, d'une ordonnance facile, d'un style à la fois riche et simple. L'effet n'est cherché que dans la justesse du mot appliquée à la justesse de la pensée. C'est l'œuvre d'un artiste qui sait déjà que l'art le plus vrai est celui qui s'affiche le moins, et sait le mieux s'effacer derrière ses créations. Ce mérite est assez rare, il faut l'avouer, dans un groupe dont les défauts les plus ordinaires sont une certaine affectation d'étrangeté et quelque raideur volontaire [69] dans l'attitude, pour qu'on le signale avec bonheur, chez M. Anatole France.

On trouve naturellement plus d'indépendance et de variété dans la compagnie beaucoup plus nombreuse des Poëtes lyriques. Ceux-ci ne reconnaissent leurs chefs que de très-loin et s'efforcent simplement d'exprimer le mieux possible leurs émotions personnelles, sans prétendre à créer des types extérieurs. Le trait commun qu'il importe d'observer chez eux est une vaillance toute nouvelle, une résignation réfléchie et grave aux douleurs fatales de la vie, qui sont le thème ordinaire de leurs épanchements poétiques. Au lendemain de Lamartine, d'Alfred de Musset, de Baudelaire, après une si longue orgie de désespoirs factices, de sentimentalités maladives, de corruptions fiévreuses, cette transformation morale est du meilleur augure. Le travail sourd et lent qui la préparait a commencé, il y a une dizaine d'années; aujourd'hui, l'œuvre s'achève. La gaieté, saine et franche, n'effarouche déjà plus nos rêveurs échevelés; on rit volontiers du bon rire de nos aïeux sans se croire dégradé; lorsqu'on pleure, car la vie nous force toujours à pleurer, on sait pleurer en silence, et fièrement, sans inviter les deux mondes à se baigner dans nos larmes. Le respect des lois divines qui gouvernent les existences rentre peu à peu dans les âmes assainies par la méditation,

 

Et la mélancolie est un cercueil usé!

 

C'est en 1860 que M. Sully Prudhomme écrivait ce beau vers dans une lettre à Alf. de Musset, où il exposait les principes qui devaient séparer les poëtes nouveaux de leur séduisant prédécesseur; et lui-même depuis n'a cessé de marquer, par l'exemple, en quoi diffère la tristesse grave et profonde, où se complaisent les âmes nobles et tendres, de la mélancolie égoïste et lâche, dont l'issue la plus ordinaire est la recherche plus ou moins hypocrite ou fiévreuse des banales sensualités. La pièce sur les Vieilles Maisons, insérée dans le Parnasse, a l'inexprimable charme des meilleures pièces des Stances ou des Solitudes. Cela est triste assurément, mais triste de la généreuse et humaine tristesse qui fait tendre la main à tous ceux qui souffrent, qui ouvre le cœur à l'intelligence fraternelle des angoisses d'autrui. Ses descriptions romaines, les Traste[70]verines, la Place Navone, ont une précision dans le dessin, une vigueur dans le coloris qui témoignent de l'aisance avec laquelle une âme bien trempée sait toujours passer des méditations douloureuses sur les destinées universelles à la contemplation salubre et fortifiante des réalités vivantes et voisines.

Si l'on n'est point étonné de retrouver cette fermeté virile, cette haute résignation dans les admirables Sonnets d'un philosophe, M. Louis Ménard, c'est avec quelque surprise qu'on entend même une femme, même une jeune fille chanter les désillusions de l'amour malheureux avec la même fierté et le même courage. Je ne sache rien de plus noblement passionné, de plus simplement ému, dans la littérature féminine, que ces dernières chansons de Madame Blanchecotte: "Comme une sombre histoire, – C'était dans la saison des roses, – Non, tu n'as pas fini d'aimer, – Au bruit de la mer et le long des brumes," Mademoiselle Louisa Siefert, dont l'âme est aussi vibrante. plus altière encore et plus orgueilleuse, dont le talent est plus brillant, plus impétueux, plus étendu, obtient elle-même rarement, par ses élégies éclatantes, un effet aussi sùr et juste que Madame Blancheotte par ses strophes courtes et voilées. Le livre inégal des Stoïques (1), dans son désordre ardent, renferme d'ailleurs des pièces de premier ordre pour le jet de la pensée et l'intensité du sentiment, si ce n'est pour l'unité du style. Parmi les recueils récents de vers personnels, c'est, à coup sûr, l'un des plus pleins de promesses, une poésie abondante et forte y circule de toutes parts et n'aurait besoin, pour donner tout son effet, que d'ètre concentrée, avec plus de patience, par une volonté plus réfléchie, dans une forme moins fléchissante. Il ne suffit pas qu'une strophe soit tout à fait originale, qu'un distique soit vraiment sublime; encore faut-il qu'ils soient suffisamment dégagés pour que le lecteur les aborde. L'original, je dis plus, le sublime, se rencontrent chez Mademoiselle Siefert, mais souvent encombrés et cachés par mille ramifications parasites; en trouvant un peu d'air, ils reprendraient tout leur éclat.

Si la science de mettre sa pensée en son juste relief fait encore défaut à Mademoiselle Siefert, cette science est, au contraire, presque poussée à l'extrême chez M. Armand Silvestre, quelles Rimes neuves et vieilles avaient signalé, en [71] 1866, à l'attention des lettres, et que son volume des Renaissances (1) a décidément classé au rang de nos poëtes les plus originaux. Ce livre, d'un style particulièrement soigné, presque toujours exquis dans ses raffinements, nous offre le spectacle intéressant d'une âme moderne, d'une âme très-richement douée et très-savamment cultivée, où se succèdent avec rapidité, où se mêlent parfois avec douleur les sensations les plus âpres du désir charnel, les exaltations les plus délicates du mysticisme spirituel. Les Nouveaux Sonnets païens, les Paysages métaphysiques, la série des petits poëmes psychologiques A travers l'âme traduisent, dans un langage musical, coloré, pénétrant, par conséquent poétique, des sentiments d'un ordre si compliqué qu'on eût pu les déclarer d'avance intraduisibles. En outre, à travers tous ces sonnets si bien ciselés, toutes ces strophes si adroitement combinées, circule un sentiment profond et simple qui, à coups répétés, se fait jour et éclate, à travers les voiles factices, avec une profondeur d'accent incomparable. M. Silvestre, qui se croit païen, a été frappé par de grandes douleurs (on le sent à chaque page de son livre), et, sous le flagellement de ces douleurs vraies, son âme, au fond rêveuse et tendre, éclate en amour pour les morts,

Ces morts dont l'âme errante emplit l'immensité.

Ce sont eux, ces êtres disparus et toujours chers, qu'il cherche en lui et autour de lui, qu'il entend dans le frémissement des arbres, dans les lamentations de la vague; qu'il voit dans les sourires de la lumière et dans la fuite des nuées; qu'il respire dans les senteurs de la forêt et la fraîcheur de la brise; qu'il voit renaitre à chaque instant, en tout et partout. Avec quel amour il s'attache à leur souvenir! avec quelle ténacité il retient leur image!

 

Oh! si vous vivez sans remords,
Votre douleur fut éphémère,
Vous qui laissez errer vos morts
Ainsi que des enfants sans mère!
.  .  .  . .  .   .  .   .  .   .  .  .  . .  . 

Les miens! j'ai sû les retenir
Dans mon cœur, jalouse demeure,
Où chaque matin je les pleure
Pour les empêcher de partir.
.  .  .  . .  .   .  .   .  .   .  .  .  . .  . 

[72] Car l'oubli seul donne des ailes
Aux morts que nous avons pleurés,
Et, si vous étes immortelles,
Ames, mes sœurs, vous m'attendrez.

La même fange nous rassemble;
Le même azur, Dieu nous le doit!
Quand le nid devient trop étroit,
Tous les oiseaux partent ensemble.

 

Il est inutile d'insister, n'est-ce pas, après cette citation, sur la valeur poétique de M. Armand Silvestre? Son volume contient peut-être un certain nombre de vers qu'un lecteur banal trouvera difficiles et obscurs, parce que la pensée en est trop subtile et la langue trop recherchée; on n'y remarquera pas un vers commun, ni un vers mauvais, et on peut au hasard jeter sa main dans les touffes serrées de ses alexandrins, on est certain d'y cueillir presque toujours une admirable fleur. Car M. Silvestre excelle à enfermer tout un monde de sentiments et de pensées en quelques syllabes:

 

Dans le recueillement des longs soirs parfumés.....
La tristesse des nuits monte aux yeux des étoiles.....
Monte dans l'air léger, chant nocturne des morts!.....
Des larmes de l'amour et des splendeurs du rêve
Se forme et croît en nous notre immortalité!.....
Et je boirai dans l'air l'odeur de tes cheveux.....
Vierge au pas indolent que mon âme a rêvée..... Etc., etc.

 

On peut ranger dans le voisinage de MM. Armand Silvestre et Sully Prudhomme le jeune auteur des Rébellions et Apaisements, M. Jean Aycard, qui, par la virilité de l'inspiration, le goût des analyses morales, le sentiment passionné des nobles activités, s'est mis comme eux, et dès le début, en dehors et au-dessus de l'école des purs fantaisistes. La préoccupation des problèmes supérieurs, dont les solutions échappent à l'esprit de l'homme dans la nature et dans la vie, sans qu'il puisse cesser de les poursuivre, tient une place importante dans le recueil de M. Aycard, d'où l'on retire bien plus, en fin de compte, l'impression sereine de l'apaisement que le sentiment douloureux de la rébellion. M. Jean Aycard est jeune; sa jeunesse l'enivre; [73] il en jouit hardiment, généreusement, avec une grâce et une franchise dont n'aura point à rougir son âge mûr. Ses sensations devant la nature extérieure sont moins complexes que celles de M. Armand Silvestre, moins tristes que celles de M. Sully Prudhomme. Un souffle salubre et fort, qui semble venir de la mer, dont la voix l'a bercé, le souffle frais et actif qui pousse les voiles gonflées vers le large et soulève vers le zénith les ailes ambitieuses de l'oiseau, circule à travers les pages frémissantes de son livre. Sans doute, M. Aycard, comme mademoiselle Siefert, ne sait pas toujours creuser un lit net et certain à son émotion débordante; mais c'est là une habileté qui s'acquiert, et M. Aycard possède déjà toutes les qualités qui ne s'acquièrent pas: le jet hardi de la pensée, la vision éclatante et franche, la sensibilité vivace et fine, la sonorité du rhythme, la clarté du style. En lisant avec attention des pièces telles que: Profondeurs, la Grand'Route; Prométhée, l'Onde, les Tantalides, on y pressent, j'ose le dire, pour un avenir plus ou moins proche, un poëte excellent, peut-être un grand poëte.

Pour faire une revue complète des poëtes lyriques qui ont laissé, pendant ces dernières années, quelque trace intéressante de leur passage, il faudrait encore citer bien des noms, d'abord ceux de MM. Léon Dierx, Albert Glatigny, Léon Valade qui ont inséré dans le Parnasse de très-bonnes pièces; analyser bien des recueils, tels que le Lacrymæ rerum (1), de M. Lucien Paté où la pensée déjà mûre s'exprime souvent avec une heureuse fierté ou un charme délicat, tels que les Baisers (2) de M. Ernest d'Hervilly, où l'originalité humoristique de l'esprit parisien se mêle, dans une proportion exquise, à la bonté expansive d'un cœur naturellement simple sous des dehors précieux. Mais, sans nous attarder davantage avec ces doux confidents, nous devons rejoindre la grosse troupe des poëtes paysagistes et familiers qui suit la grande route tout droit devant elle, et se grossit chaque jour de nouveaux compagnons.

 

     III      

 

Il n'est pas permis au premier venu de manier la grande lyre de l'Epopée ou de l'Ode; le premier venu ne saurait pas [74] mieux chanter, sur un instrument plus modeste, les joies et les souffrances qui l'entourent dans la vie réelle; pourtant on s'imagine volontiers que la tâche est plus facile, parce que l'objet en est plus voisin. Cette idée, absolument fausse, nous vaut, chaque année, un débordement de poëmes soi-disant intimes, contemporains, familiers, auxquels leur platitude n'assure même pas le bénéfice passager d'une popularité banale. Que les jeunes poëtes en soient bien convaincus! Le poëme moderne, où l'imagination n'est point naturellement exaltée par l'éloignement des personnages ou le contact des passions personnelles, exige, chez celui qui l'aborde, la réunion des qualités les plus rares. Esprit d'observation, sentiment du pittoresque, habileté de mise en scène, prudence extraordinaire dans le choix des mots, profondeur et distinction dans l'émotion, tels sont, au bas mot, les dons les plus nécessaires au poëte qui tente cette dangereuse aventure. L'abîme de la vulgarité, qu'il est forcé de côtoyer jusqu'au bout de la route, a englouti de si vaillants pionniers, qu'il lui est permis d'avoir peur. Où des hommes comme Sainte-Beuve, Alfred de Vigny, Brizeux n'ont pas toujours réussi, il faut ètre doté d'une singulière présomption pour s'imaginer qu'il suffit de prendre au hasard un sujet banal dans la vie quotidienne, ou de s'adresser aux sentiments actuels d'un pays ou d'une classe pour faire œuvre qui dure. Le roman, dans cet ordre d'idées, a des ressources particulières que la poésie ne saurait avoir; ce qui peut être bien dit en prose ne sera jamais bien dit en vers; il est puéril d'engager une lutte sur le même terrain. Réservons le charme et l'éclat du rhythme pour ce qui ne saurait s'exprimer autrement que par le rhythme. Le Jocelyn de Lamartine, la Marie de Brizeux, les Pauvres gens de Victor Hugo, les Amants de Montmorency d'Alfred de Vigny, les Petites vieilles de Baudelaire pourraient-ils être traduits en prose? Non, sans doute. Un certain nombre des Histoires poétiques du mėme Brizeux, Monsieur Jean de Saint-Beuve, eussent, au contraire, gagnés à être mis en œuvre par un habile romancier.

 

     II      

 

Sans perdre notre temps à combattre les esprits égarés qui se mettent d'eux-mêmes en dehors du champ naturel de la poésie, nous applaudirons de suite et des deux mains à ceux qui ont su, de bonne heure, trier, dans les gerbes touffues des émotions quotidiennes, ce qu'elles contiennent de graines vraiment fécondes et de fruits vraiment salubres. Les plus [75] charmants, parmi eux, les plus séduisants sont, à coup sûr, les poëtes paysagistes, ceux qui, à l'exemple de leurs confrères les peintres, choisissent, d'un oeil exercé, dans la nature environnante, des sites gracieux ou grandioses pour y placer leurs tendres figures, MM. André Lemoyne, André Theuriet, Joséphin Soulary, Albert Mérat, etc., etc. Les poëtes, comme les peintres, sont arrivés sous ce rapport, depuis quelques années, à des résultats surprenants; on peut dire hardiment que jamais les émotions données par la nature extérieure n'ont été exprimées avec cette justesse, cette franchise, cette précision. Les Roses d'Antan et les Charmeuses (1) que M. André Lemoyne vient de réunir en un volume portatif, forment un véritable et précieux musée de tableaux de genre et d'études d'après nature. M. André Lemoyne, qu'on peut successivement et justement comparer, pour le charme délicat, à Corot; pour la franchise robuste, à Daubigny; pour la fine exécution, à Meissonnier; a résolu le problème, pour son propre compte, dans la mesure modeste qu'il s'est imposée, avec un incontestable succès. La perfection de ses poëmes, où l'effet n'est cherché que dans l'approfondissement logique d'une seule impression vive et simple, leur assure une durée, dans l'avenir, à laquelle ne sauraient prétendre bien des ouvrages plus ambitieux. Par son beau fragment des "Trois Vieilles" il a montré d'ailleurs le parti que pouvait tirer du spectacle navrant des misères parisiennes un homme de coeur et de goût, qui sait suivre son filon d'or dans les terrains les plus bouleversés, et dégager de tout agrégat impur la pépite qu'il vient d'extraire. Avec moins de couleur et de précision, avec plus de tendresse et d'émotion dramatique, ce talent est aussi celui de M. André Theuriet, dans la Nuit de Printemps. Mais ce n'est pas dans le Parnasse que l'auteur du Chemin des Bois à soutenu, dans ces derniers temps, avec le plus d'éclat sa réputation justement grandissante; c'est sur la scène du second Théâtre-Français où il a porté les saines passions des âmes simples et généreuses. Les applaudissements qui ont accueilli Jean-Marie, l'idylle bretonne, aussi bien que ceux qui avaient salué le Passant de M. Coppée, et ne devaient pas manquer au Bois de M. Glatigny, ont heureusement prouvé que le public français, tout corrompu qu'il fût par les faiseurs, [76] n'était point décidément rebelle au retour du véritable art théâtral. La victoire, sur ce terrain, appartiendra prochainement à celui d'entre nos jeunes poëtes qui saura le mieux comprendre les nécessités de la scène et les faire servir à l'expression poétique de la passion humaine.

Il y a comme un pressentiment général, en ce moment, dans la jeune école des poëtes, que c'est par le théâtre seul qu'ils rétabliront vraiment, dans notre pays, l'autorité de la poésie. Les tentatives dramatiques faites depuis deux ans n'ont pas, en général, témoigné d'une grande audace, ni montré un sentiment assez sérieux des exigences particulières de l'art nouveau qu'ils abordaient; mais l'indulgence qui leur a été montrée, en leur prouvant qu'ils s'adressaient à un besoin réel de l'esprit, doit les exciter à fortifier leur talent par l'étude et la réflexion pour reprendre, avec plus de force et le plus vite possible, la tâche nécessaire qu'ils ont entreprise. Ces observations qui ont été adressées, avec justice, à MM. François Coppée et Eugène Manuel, lorsqu'ils font parler des acteurs, ne pourraient-elles, toute proportion gardée, leur être faites encore lorsqu'ils se renferment dans le livre, et décrivent, dans leurs poëmes, les scènes ordinaires de la vie courante? Ici et là, ont-ils un sens bien exact des ressources dont ils disposent, des moyens qu'ils peuvent employer, des effets qu'ils doivent éviter? On en peut douter. Leurs derniers recueils, les Humbles (1) et les Poëmes populaires (2), si intéressants et remarquables qu'ils soient, nous font craindre que leur talent sympathique et élevé ne soit là, comme sur la scène, en danger de faire fausse route.

M. Coppée, nous l'avouons, nous inquiète plus encore que M. Manuel, dont le progrès, malgré tout, est régulier et constant, et qui gagne, chaque jour, par le travail, plus de vigueur et de précision. M. Coppée a débuté avec un éclat qui devait, à courte échéance, nous faire espérer un poëte de premier ordre. Les Aïeules dans le Reliquaire, le Banc, le Défilé, la Bénédiction dans les poëmes modernes, annonçaient un esprit libre et fort qui serait promptement capable de dépeindre les grandeurs et les noblesses des cours simples avec une profondeur d'émotion tout à fait nouvelle. On pouvait [77] croire que les miévreries maladives des Intimités et d'Angelus n'avaient été qu'un accident, une crise passagère; les admirateurs et les amis du poëte attendaient chaque jour, avec anxiété, qu'il s'installât virilement et fortement sur le terrain presque vierge qu'il avait choisi. Il y aurait lâcheté, de la part de ses amis, à dire que leurs espérances ont été réalisées. De même que quelques tirades énergiques ne font pas un drame, de même des descriptions éparpillées, si délicates qu'elles soient, ne constituent pas un poëme. Jamais M. Coppée n'a répandu avec plus de profusion que dans les Humbles les vers sonores, pittoresques, caressants dont il a le secret, les fines observations de détails, les délicates échappées de tendresse, par lesquelles il prouve qu'il est poëte, naturellement poëte, délicieusement poëte. Jamais il n'a accumulé de plus aimables croquis, ni des ébauches plus vibrantes, sans composer un tableau; jamais non plus il n'a moins songé à creuser son émotion pour en faire sortir les développements nouveaux. Les thèmes qu'il prend sont vulgaires; libre à lui de les prendre ainsi; mais croit-il vraiment les rajeunir et les renouveler, en se contentant de jeter sur leur vulgarité la poudre d'or de ses épithètes étincelantes et de ses rimes harmonieuses? Où sont les caractères? Où sont les passions, sauf peut-être en quelques passages de la Nourrice? Où sont les scènes émouvantes? Où sont les dialogues vrais? En un mot, où est la poésie? N'y a-t-il pas quelque tristesse à voir une imagination si fraîche et si riche se complaire à étiqueter les bocaux du tout petit épicier de Montrouge, à compter toutes les à déchirures de l'habit du petit cinquième? Trop de petitesses, trop de petitesses pour un esprit qui pourrait planer bien haut! Ce n'est pas en s'abaissant soi-même qu'on relève les abaissés! Il est encore temps aujourd'hui pour M. Coppée de choisir entre les deux routes qui s'ouvrent devant lui, ou celle des travaux patients, mûris, désintéressés qui assurent seuls la gloire durable, ou celle des succès d'actualité, faciles, mais éphémères, qui n'assurent à personne le lendemain. Ceux qui le flattent et l'engagent à suivre ce dernier chemin le trompent par calcul ou par naïveté; qu'il pardonne et permette à ses admirateurs réfléchis, à ses amis sincères de l'en détourner de toutes leurs forces, tandis qu'ils le peuvent encore!

M. Eugène Manuel, au rebours de M. Coppée, dont le talent primesautier semble rebelle aux patientes études, pècherait bien plutôt par une sorte de timidité laborieuse. M. Manuel [78] connaît à merveille les lois de la composition poétique, la nécessité de l'harmonie dans un ensemble, de l'unité dans un style. Il applique ces lois avec conscience, avec patience, à des sujets d'observation morale, qu'il étudie et approfondit, et qu'il présente d'ordinaire sous une forme dramatisée, d'une combinaison savante et d'un effet sûr. Il est sérieusement et naturellement ému par les douleurs des pauvres et des misérables; le choix de ses petits drames est ordinairement heureux; le Repos des Paysans, l'Ecole, la Buvette, la Prière des folles, la Jalousie de la Vieille, le Premier sourire, sont d'excellents morceaux, sérieusement étudiés. L'émotion du poëte, franche et élevée, s'y gradue avec art et y éclate peu à peu avec une force très-communicative. Un peu plus de hardiesse et d'ampleur dans le mouvement, un peu plus d'éclat et d'ardeur dans le langage, et ces excellents morceaux seraient des chefs-d'œuvre! M. Manuel, plus méditatif, est évidemment, plus que M. Coppée, préoccupé des côtés psychologiques de ses personnages; c'est là sa supériorité sur son rival; son infériorité est dans son vocabulaire, moins riche, moins lumineux, moins inattendu; on sent de temps à autre que le poëte n'a pas encore rompu avec les traditions pseudo-classiques de la littérature factice du dernier siècle; le mot propre l'effraie encore, il ne le lance pas sans rougir, même lorsque le mot propre est le seul raisonnable. Or, un poëme moderne doit être écrit dans la langue moderne; c'est là la grosse difficulté, car qui dit moderne ne dit pas bourgeois ou populacier. La langue moderne du poëte ne saurait être la langue moderne du journaliste ou du vaudevilliste. Il y a là une question de choix dans les locutions et les mots tout à fait délicate et de nature à effrayer les plus habiles. La question peut être néanmoins toujours étudiée avec espoir, puisqu'elle a été résolue souvent avec bonheur; au XVIIe siècle par notre admirable La Fontaine, dans presque toutes ses œuvres, par Molière dans ses premières comédies, par Racine dans les Plaideurs, au XIXe par Brizeux et Auguste Barbier, par Lamartine dans Jocelyn, par Laprade dans Pernette, par Alfred de Vigny plus d'une fois, et de temps en temps par Victor Hugo. MM. Coppée et Manuel ont trop bien réussi quelquefois pour ne pas persister dans leur entreprise avec l'espoir légitime du succès définitif, j'entends du succès littéraire et durable; car tous deux sont des poëtes trop bien doués et trop bien organisés pour se vouloir contenter des triomphes, plus apparents que réels, du salon et [79] même du théâtre, où les médiocrités flattant la mode sont presque toujours aussi bien accueillies que les chefs-d'oeuvre les plus nobles!

 

     IV      

 

La plupart des recueils dont nous avons parlé étaient parus ou allaient paraître lorsque la guerre de 1870 éclata. On voit combien nos poëtes étaient peu préparés, par leurs inspirations habituelles, aux émotions sanglantes; il fallait que la secousse fut violente et prolongée pour enseigner la colère et la haine à des esprits si portés, au contraire, à l'amour universel, et en général à l'amour des Allemands. Après un premier moment de surprise, on accepta virilement la désillusion amère. La plupart des rimeurs, soit à Paris, soit en province, endossèrent l'uniforme et prirent le fusil sans cesser de rimer sur les remparts, aux avant-postes, en rase campagne. Jamais la maison Lemerre n'a édité coup sur coup plus d'opuscules en vers que pendant le siége de Paris. On chantait pour tromper le froid, pour tromper la faim, pour tromper l'angoisse! MM. Leconte de Lisle, Lacaussade, Laluyé, Armand Renaud, Catulle Mendès, André Theuriet, Félix Franck, se signalèrent par ces publications patriotiques, où leur talent transformé trouvait souvent des accents d'une énergie tranquille et résignée qui entretenait la patience des assiégés. MM. Eugène Manuel, François Coppée, Bergerat, Pailleron, avec une chaleur d'improvisation souvent heureuse, ne perdirent pas une occasion de raviver les espérances et de réchauffer les courages, en fournissant, par centaines, des strophes patriotiques aux acteurs qui montaient encore sur la scène, entre deux veillées au corps de garde ou deux enterrements de camarades tués à l'ennemi (1). Ecrits à la hâte, ces poëmes de circonstance ont une valeur très-inégale, souvent très-médiocre au point de vue de la perfection littéraire; écrits, en général, sous le coup d'une émotion forte et d'un sentiment profond, ils renferment presque tous d'admirables vers où la vieille âme française, qu'on croyait morte, reparaît tout à coup, dans sa franchise et sa fierté, et éclate avec la [80] clarté pénétrante qui lui est propre. M. de Banville, dans le National, M. Armand Silvestre, dans l'Opinion nationale, ne cessaient en même temps d'encourager la résistance par des chants héroïques ou moqueurs qu'on lisait avec avidité à la lueur fumeuse des lanternes, dans les baraques et les casemates. Nous nous souvenons tous encore de l'invocation poignante jetée, par M. Silvestre, à l'arc de triomphe des Champs-Élysées (Opinion nationale, ler mars 1871), le jour où les pieds pesants des barbares du Nord devaient souiller pour la seconde fois depuis un siècle le pavé de la grande et malheureuse cité:

 

Sentinelle héroïque, ô grand arc solitaire,
Toi qui veillais au seuil de la grande cité,
Quand leurs pas, sous ton pied, vont ébranler la terre,
Garde bien ton silence et ta sérénité!

O toi qui te fermais ainsi qu'une paupière
Sur les soleils couchants de nos jours radieux,
Garde bien que quelqu'un de tes grands morts de pierre
Tout à coup ne s'éveille et blasphème les Dieux!

Dans le granit où Rude enferma ta pensée,
O sainte Marseillaise, étreins ton dernier cri;
Et vous, témoins sacrés de la gloire passée,
Ne dites pas encore: Tout honneur a péri!

Si le ciel a pitié de la Reine du monde,
A ces jours de douleur pour assurer l'oubli,
Il voilera ton front d'une brume profonde,
Et tu rappelleras Lazare enseveli!....

 

Mais le ciel impitoyable n'écouta pas les supplications des humiliés; un soleil splendide éclaira l'affront ineffaçable imprimé par les bandes tudesques au cour de la France, et M. Armand Silvestre (Opinion nationale, 2 mars 1871) traduisit encore, en accents déchirants, cette nouvelle douleur des Parisiens:

 

.... O Soleil, mûrisseur des vendanges passées,
Vieil ami du doux sol où nous avons germé,
Trahis-tu donc aussi les gloires éclipsées?
La France n'est donc plus ton pays bien-aimé?
.  .  .  . .  .   .  .   .  .   .  .  .  . .  . 

[81] Garde pour d'autres jours ton éclat surhumain,
Ne bois pas notre sang sur la terre meurtrie.
Un peuple de vainqueurs doit en sortir demain.
- Attends les vignerons des prochaines vendanges,
Tu verras leurs pieds nus teints d'un sang plus vermeil
Que le vin le plus rouge, et des chansons étranges
T'annonceront au loin leur travail, o Soleil!

 

M. de Banville a réuni, après la guerre, en un volume, sous le titre d'Idylles prussiennes (1), toutes les pièces qu'il a publiées régulièrement pendant six mois dans le National. Ces poëmes, courts et vibrants, tantôt belliqueux et enthousiastes, tantôt ironiques et familiers, forment une des histoires les plus complètes et les plus vraies des émotions si diverses que traversa la population de Paris. M. de Banville, poëte essentiellement parisien, par sa bonne humeur et son élégance aimable, son goût invincible pour le théâtre, les fanfreluches, les paradoxes, les mots piquants, pour toutes les coquetteries et toutes les séductions de la grande ville, demi-railleur et demi-tendre, sceptique au dehors, naïf au dedans, se trouvait merveilleusement armé pour raconter, par ses propres émotions, la métamorphose étrange accomplie dans nos âmes surprises par la série effroyable de tant de catastrophes inattendues. Malgré la précipitation avec laquelle furent lancées, au jour le jour, ces odelettes brûlantes à la tête de nos vainqueurs, M. de Banville avait une telle sûreté de main que la plupart de ces poëmes de circonstance n'ont rien à craindre du temps, et resteront comme des témoins irrefutables de nos illusions, de nos souffrances, de nos courages et de notre dignité. Le réveil du patriotisme chez ce poëte désintéressé des luttes politiques, confiné en apparence plus que tous les autres dans son rêve délicat et fleuri, fut aussi magnifique qu'inattendu; sous le coup de nos malheurs, son âme tendre, tout à coup raffermie, rendit des sons mâles et vibrants qu'elle-même ne connaissait pas. Les Allemandes, la Ville sainte, la Soirée, la Bonne nourrice, le Jour des morts, les Fontaines, à la Patrie, le Travail stérile, les Enfants morts, l'Empereur, Paris, l'Epée, sont des odes véritables et de premier ordre. M. de Banville a même, pour chanter avec plus d'éclat ces chansons de guerre, trouvé un [82] rhythme vierge, tout en rimes féminines, qui donne à ses vers la sonorité d'une fanfare:

 

Heureux qui, jeune, à son aurore,
Embrassant la mort détestée,
Tombe dans le combat sonore
Pour la patrie ensanglantée!

Son nom qui, dans les durs carnages.
Se répète au milieu des flammes,
Voltigera, parmi les âges,
Sur les lèvres des jeunes femmes.

Il meurt, ayant conquis sa proie!
Et lorsque dans la plaine verte,
Frémissant d'une sainte joie,
Il tombe, la poitrine ouverte,

La Gloire, souriante et pure,
Admirant sa fière jeunesse,
Vient baiser la rouge blessure
Avec ses lèvres de déesse!

 

N'y a-t-il pas dans ces strophes agiles et lumineuses, comme un écho des hymnes vaillants de la Grèce héroïque? N'y a-t-il pas dans cet amour obstiné et désintéressé de la gloire, qui survit à toutes les défaites, chez les peuples vraiment nobles, dans cet amour qui inspire les grands sacrifices et les dévouements obscurs, un sentiment vraiment français, bien plus français que le sentiment de la haine, si difficile à implanter dans nos âmes ouvertes et actives?

En parcourant les innombrables poésies patriotiques de ces deux années, on y remarque, en effet, que les plus beaux vers y sont inspirés par l'amour douloureux de la patrie, par l'espérance invincible de sa renaissance. On s'affligerait peut-être que la haine nécessaire, dont nous devons tous, nous et nos enfants, nous armer à l'égard d'implacables ennemis, n'y soit pas exprimée plus souvent, et d'un ton plus ferme, si l'on ne savait que le dédain des insultes est la force de la France, devant le monde, bien plus qu'une faiblesse, devant ses adversaires!

Soyons donc ce que nous sommes; soyons francs, énergiques, enthousiastes plus que jamais! Pensons à fortifier dans les cours, avant toute chose, l'amour grave, noble, respectueux [83] et réfléchi de la patrie flagellée et déchirée! Quant à la haine, qu'est-il besoin de l'exciter? Ne l'ont-ils pas eux-mêmes, nos envahisseurs, portée là partout où ils ont passé?

 

Tout est fini; la haine est semée, elle germe
Le Rhin débordera du sang des nourrissons;
La porte est trop ouverte; il faudra qu'on la ferme,

 

Ainsi parle, dans ses Poëmes de la Guerre (1), M. Emile Bergerat, un des poëtes les plus passionnés, les plus éclatants, les plus virulents que cette période ait engendrés; et M. Bergerat, qui, d'un style inégal, mais d'une verve hardie, fouaille avec tant d'entrain les ridicules des Allemands, et stygmatise leurs honteuses cruautés, ne met-il pas en présence, dans le poëme dont ces vers sont extraits, une mère allemande et une mère française, qui finissent par s'embrasser généreusement sur la tombe commune de leurs enfants tués pour la plus grande joie de deux empereurs? Il y aurait beaucoup à dire sur le livre de M. Bergerat, beaucoup à louer comme chaleur de pensée, largeur de conception, furie d'exécution; beaucoup à blâmer comme désordre de composition, incorrection de langue, lâché de style; M. Bergerat sera un excellent poëte lorsqu'il renoncera à ses brillantes improvisations. Le Maître d'école, le meilleur des récits épisodiques de la guerre racontés par les poëtes patriotiques, prouve surabondamment de quoi M. Bergerat est capable, lorsqu'il creuse un sujet et qu'il châtie son travail.

Les mêmes qualités et les mêmes défauts signalent à l'intérêt un poëme d'assez longue haleine, par M. Marcelin Desboutin, l'un des auteurs du Maurice de Saxe joué en 1870 au Théâtre-Français, peu de semaines avant la guerre. Ce poëme, Versailles (2), qui offre quelque analogie avec une composition moins importante de M. Bergerat portant le même titre, contient plusieurs tirades très-émues et très-vigoureuses où l'on reconnaît le cœur d'un honnête homme et la main d'un écrivain de race. Il y a aussi un certain nombre d'excellentes pièces, fermes et courtes, vivement ressenties, simplement écrites, dans les Chants du Soldat (3) de M. Paul Déroulède, [84] chants vraimənt militaires, composés sous la tente, qui sentent la poudre, sont trempés de larmes viriles, animés de jeunes espoirs. Avec les Souvenirs d'un Mobilisé insérés par M. André Theuriet dans le Correspondant, avec quelques croquis du siége, mêlés par M. Coppée à ses Humbles, et quelques notes très-justes et émues consignées par M. Jacques Normand sur ses Tablettes d'un Mobil (1), les Chants du Soldat sont les meilleures inspirations, immédiates et directes, qui soient sorties de la vie du camp. L'Avant-Garde, le Turco, les Chasseurs à pied, Bazeilles, A la baïonnette, sont des récits tout à fait vivants où l'on ne sent nul apprêt littéraire. Chez M. Déroulède, le sentiment de la haine et l'espoir de la vengeance s'expriment même avec une âpreté et une franchise que l'on ne retrouve pas ailleurs:

 

La revanche est la loi des vaincus; nous le sommes.
Je la demande à Dieu terrible et sans recours,
Prochaine et sans merci; je la demande aux hommes.
Les chemins les plus sûrs sont parfois les plus courts.

 

Si l'on veut échanger ces pensées de vengeance sans merci pour des pensées non moins françaises, mais plus largement humaines, il faudra aller méditer parmi les Fleurs de sang, publiées par M. Sully Prudhomme dans la Revue des Deux-Mondes. M. Sully Prudhomme y est là ce qu'il est dans ses recueils, le premier parmi nos jeunes poëtes, pour la noblesse de la pensée, la profondeur de l'émotion, la délicatesse du langage. Dans le Repentir, il a merveilleusement dit ce que nous avons tous senti, ce remords de n'avoir pas assez aimé la France et trop adoré l'étranger; dans le Renouveau, il a salué avec une douloureuse ardeur le retour inespéré, après ces longs massacres dans les glaces, du printemps et de l'amour; mais, en saluant le présent, il n'a oublié ni le passé ni l'avenir:

 

Fils de la nature éternelle,
Par qui les champs ont refleuri,
Les amours, invaincus comme elle,
Vont réparer le sang tari.

[85] O peuple futur qui tressaille
Aux flancs des femmes d'aujourd'hui,
Ce printemps sort des funérailles:
Souviens-toi que tu sors de lui!

 

Ce que dit Sully Prudhomme aux enfants qui naîtront de ces tendresses en deuil, ne pouvons-nous le dire, en terminant cette trop rapide étude, à ces innombrables poëtes qui prouvent, eux aussi, à leur manière, l'indestructible vitalité de la France, et n'ont besoin, pour rétablir dans le champ littéraire notre supériorité nationale, que d'habitudes plus sérieuses de travail et de méditations? Qu'ils n'oublient jamais au milieu de quelles angoisses ils sont venus à la lumière! Qu'ils n'oublient jamais par qui nous avons été vaincus et comment nous avons été vaincus! Qu'ils apprennent à leur tour, non pas à espionner, mais à observer; non pas à l'emporter par la ruse, mais à triompher par la science! Qu'ils soient de plus en plus convaincus, et qu'on le sente dans leurs ouvrages, que la vraie force d'un peuple est dans la noblesse de son âme, la hauteur de sa pensée, la rectitude de sa volonté!

 

 

[Die Anmerkungen stehen als Fußnoten auf den in eckigen Klammern bezeichneten Seiten]

[59] (1) Parnasse Contemporain. Recueil de vers nouveaux, 12 livraisons in-8o. – Paris, 1869-1871, Lemerre.   zurück

[59] (2) Th. de Banville: Florise, comédie IV, in-18, – Paris, 1870, Lemerre   zurück

[62] (1) Petit traité de poésie française, un vol. in-18. Bibliothèque de l'Echo de la Sorbonne.   zurück

[63] (1) Leconte de Lisle. – Poëmes barbares. – Edition définitive, 1 vol. in-8o. - Paris, Lemerre, 1872.   zurück

[64] (1) Homère, Ilyade, 1 v. in-8. – Homère, Odyssée, 1 v. in-8. Hériode Théocrite, les Hymnes orphiques, etc., 1 v. in-8. – Paris, Lemerre.   zurück

[70] (1) Louise Siefert, les Stoïques, 1 v. in-18. – Lemerre, 1870.   zurück

[71] (1) Armand Silvestre, les Renaissances, 1 vol. in-18.- Lemerre, 1870.   zurück

[73] (1) Lucien Paté. – Lacrymæ rerum. 1 vol. in-18. Paris. Lachaud. 1870.   zurück

[73] (2) Ernest d'Hervilly. – Les Baisers. 1 vol. in-18. Paris. Lemerre, 1872.   zurück

[75] (1) Poésies de André Lemoyne, couronnées par l'Académie française, 1 vol. in-18. – Lemerre, 1871.   zurück

[76] (1) Fr. Coppée. – Les Humbles, 1 vol. in-18. Paris. Lemerre 1872.   zurück

[76] (2) Eugène Manuel. – Poëmes populaires, 1 vol in-18. Paris. Michel Lévy. 1872.   zurück

[79] (1) Ces poëmes ont été presque tous publiés chez MM. Michel Lévy et Lemerre.   zurück

[81] (1) Th. de Banville. Idylles prussiennes. 1 vol. in-18. Paris. Lemerre. 1871.   zurück

[83] (1) Emile Bergerat, Poëmes de la Guerre. 1 vol. in-18. – Lemerre, 1871.   zurück

[83] (2) Marcelin Desboutin, Versailles. 1 vol. in-18. – 1871.   zurück

[83] (3) Paul Dérouléde, Chants du Soldat. 1 vol. pet. in-18 – Paris, Michel Lévy 1872.   zurück

[84] (1) Jacques Normand. Tablettes d'un mobile. 1 vol. in-18. Paris. Lachaud. 1871.   zurück

 

 

 

 

Erstdruck und Druckvorlage

Revue de France.
Jg. 2, Bd. 2, 1872, 30. April, S. 55-85.

Gezeichnet: Georges Lafenestre.

Die Textwiedergabe erfolgt nach dem ersten Druck (Editionsrichtlinien).


Revue de France   online
URL: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb32857072m/date
URL: https://catalog.hathitrust.org/Record/006055077

 

 

Kommentierte Ausgabe

 

 

 

Literatur

Brandmeyer, Rudolf: Poetiken der Lyrik: Von der Normpoetik zur Autorenpoetik. In: Handbuch Lyrik. Theorie, Analyse, Geschichte. Hrsg. von Dieter Lamping. 2. Aufl. Stuttgart 2016, S. 2-15.

Edwards, Peter J.: Le Petit Traité de poésie française de Théodore de Banville. Bible parnassienne ou invitation à l'expérimentation libre? In: Romantisme 163 (2014), S. 91-100.

Hempfer, Klaus W.: La poésie lyrique des Parnassiens, ou le contre-positivisme esthétique. In: Œuvres & Critiques 42.1 (2017), S. 279-302.

Hofmann, Anne: Parnassische Theoriebildung und romantische Tradition. Mimesis im Fokus der ästhetischen Diskussion und die 'Konkurrenz' der Paradigmen in der zweiten Hälfte des 19. Jahrhunderts. Ein Beitrag zur Bestimmung des Parnasse-Begriffs aus dem Selbstverständnis der Epoche. Stuttgart 2001 (= Zeitschrift für französische Sprache und Literatur. Beihefte; N.F., 31)

Hufnagel, Henning: Wissen und Diskurshoheit. Zum Wissenschaftsbezug in Lyrik, Poetologie und Kritik des Parnasse 1840-1900. Berlin u. Boston 2017.

Masson, Géraldine: Georges Lafenestre, le poète conservateur. In: Revue d'Histoire littéraire de la France 119 (2019), S. 589-604.

Mortelette, Yann: Histoire du Parnasse. Paris 2005.
Register

Mortelette, Yann (Hrsg.): Le parnasse. Paris 2006 (= Collection "Mémoire de la critique").

Whidden, Seth: Leaving Parnassus. The Lyric Subject in Verlaine and Rimbaud. Amsterdam u.a. 2007 (= Faux Titre, 296).

 

 

Edition
Lyriktheorie » R. Brandmeyer